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De l'art de la nuance




« Paroles de lecteurs » - L’impossible art de la nuance et de la pensée complexe


« Le climat qui règne en ce moment semble obliger quiconque ayant un avis sur quoi que ce soit à choisir un camp. Sans nuance. Sans zone grise. Que noir, ou blanc. Rien qui dépasse, qui mette en perspective, qui montre l’humanité imparfaite de chacun de nous », se désole Benjamin Lechène.


Publié le 07 janvier 2021 à 18h53 Temps de Lecture 5 min.


Nous vivons à l’heure un peu triste où donner son avis, en argumentant, avec conviction mais humilité, devient un acte de résistance improbable, de rébellion presque, une prise de risque, une exposition à l’anathème social, la vindicte et parfois même l’insulte. Le comble revenant au fait que ces invectives émanent en général de nos propres amis, voisins, collègues, familles... L’inconnu n’est plus le coupable. Non, désormais, le suspect est notre ami, notre amant, notre frère.


Certes, le dialogue n’est jamais une évidence. Mais le climat qui règne en ce moment semble obliger quiconque ayant un avis sur quoi que ce soit à choisir un camp. Sans nuance. Sans zone grise. Que noir, ou blanc. Rien qui dépasse, qui mette en perspective, qui montre l’humanité imparfaite de chacun de nous.


On ne peut ainsi plus être de gauche si l’on adhère à certaines valeurs de droite, et réciproquement.


On ne peut pas aimer les hommes si l’on admet que certains sont machos, misogynes, harceleurs.


On ne peut pas être féministe si l’on n’est pas d’accord sans la moindre réserve avec les Femen, Caroline De Haas, Alice Coffin ou par le simple fait qu’être un homme ne signifie pas forcément que l’on est anti-femme.


On ne peut pas être Charlie sans avoir le droit de penser que certains articles étaient simplement mauvais.


On n’a pas le droit de penser qu’on a un problème d’islam en France sans être taxé d’islamophobe ou de raciste.


On ne peut pas défendre la modération post-attentat envers les mêmes musulmans sans être soupçonné d’islamo-gauchisme.


On est anti-flics si on en dénonce les éléments violents, mais on est un facho si on leur clame notre respect face à la dureté de leur travail.


Il faut désormais choisir un camp. Entre amis, en famille, et même parfois, si l’on n’est pas vigilant, envers et contre soi. Cela s’appelle l’autocensure.


Le catalyseur de cette injonction au choix binaire est bien sûr la crise du coronavirus. Je suis stupéfait de voir comment chacun, en public ou en privé, est sommé de faire un choix.

On se doit d’avoir un avis scientifique sur, en vrac, les propagations virales, leur épistémologie, les facteurs de contaminations et leurs méthodes préventives, le taux d’efficacité d’un masque chirurgical… Tant de domaines dans lesquels je n’ai pas le début du commencement d’un avis. Pourtant, à chacune de mes conversations, je me sens contraint à la prise de partie univoque et définitive sous peine d’exécution sociale sommaire.


Ah bon, tu ne mets pas de masque dehors ? Tu es égoïste alors !


Ah bon, tu mets un masque dehors ? Tu es soumis au gouvernement qui nous manipule alors…


Tu réfutes la seconde vague ? Tu es complotiste !


Tu constates une seconde vague ? Tu es complotiste ! (aussi oui, sic)


Ah, tu ne sais pas s’il y aura un vaccin efficace ? Tu es « anti-vac » alors ! Tu es pour que tes gosses meurent de la rougeole ?


Tu crois en l’émergence d’un vaccin efficace ? Pauvre naïf, c’est Bill Gates qui tire les ficelles !


Tu adhères à certaines choses que dit Raoult ? Mais tout le monde sait que son traitement ne marche pas et qu’il dit n’importe quoi !


Tu n’aimes pas Didier Raoult ? Ah donc, toi qui n’y connais rien en médecine, tu sais mieux qu’un microbiologiste de renommée mondiale ? !


Et c’est là que réside le danger. Dans ces petites phrases anodines que toutes les personnes qui liront ce texte ont probablement déjà entendues. Ce danger, c’est celui du manichéisme extrême, du raccourci de la pensée, de la courte vue, du tout petit bout de la lorgnette.


Si l’on ne peut plus développer une pensée, quitte à se tromper, en tout cas étayée par un raisonnement nuancé, fait d’arguments et de contre-arguments et d’un peu de bonne foi, alors la société va inexorablement vers l’enfermement et la fragmentation. Si on ne peut plus converser, se contredire, s’opposer sur le fonds tout en se respectant, alors nous finirons tous par ne plus fréquenter que les gens qui sont du même avis que nous.


On invitera ceux dont on sait qu’ils partagent notre point de vue sur la vie et sur le monde, on ne gardera sur nos réseaux, qui n’auront plus de sociaux que le nom, que les « amis » qui partagent des articles ou des posts fidèles à notre pensée et alors, ce sera la fin de la démocratie dans le sens de pays libre. Too much ? Si l’on perd la liberté d’être en désaccord sans être vilipendé, ostracisé, isolé, moqué, voire enfermé, n’est-ce pas cela que l’on nomme totalitarisme ?


Orwell est cité à tort et à travers pour son ouvrage 1984. J’ai donc pris le temps, avant d’écrire ce texte, de le relire. Et, au-delà de sa dimension prophétique, c’est la fin qui m’a frappé par sa contemporanéité.


Le roman s’achève, en effet, non pas quand tout l’environnement de vie du héros est contrôlé : ce qu’il doit faire, penser, aimer, haïr. Non, la fin des fins, c’est lorsqu’il se persuade que tout ce qui lui a été inculqué de force vient de lui, qu’il l’a en fait toujours pensé et surtout, surtout, qu’il s’y complaît et s’y rassure. En somme, qu’il l’aime ce mode de pensée unique. Car alors plus besoin de censure, de dictature qui vienne « d’en haut », quand nous devenons nous-même nos propres censeurs, réducteurs, détracteurs, fossoyeurs, inquisiteurs.


A ce moment où d’un simple clic on se désabonne d’une page web parce qu’elle va à l’encontre de notre avis, à la seconde où l’on « retire un ami » d’un réseau parce que l’on estime que son avis est trop antagonique au nôtre, on devient alors ce que l’on combat. Et alors non seulement on ne fait plus société commune, mais on perd même toute capacité de penser le monde sous différents angles, seul moyen pourtant de rester ouvert d’esprit, ouvert sur le monde, de rester humain tout simplement.


Ce texte est d’ailleurs à l’image de son message : imparfait, critiquable, opposable. Mais il a au moins le mérite je pense, j’espère, d’être humain et en tout cas sincère. Alors les amis ou pas amis, parlez, gueulez, confrontez, désaccordez, opposez, mais surtout, surtout, continuez d’écouter. Et d’un peu nuancer.


Benjamin Lechène, Marseille


Le Monde


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