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Cesser d'exister pour rester en vie ?

Par Abdennour Bidar, philosophe — 4 mai 2020 à 16:54

Pour le philosophe Abdennour Bidar, en voulant sauver la vie, nous l’avons dans le même temps coupée de tous les liens qui la nourrissent, vidée de toutes les significations qui la font grandir.

Tribune. Interdiction de visiter les malades à l’hôpital, interdiction de visiter les personnes âgées en Ehpad, interdiction au conjoint d’assister à l’accouchement dans certaines maternités, interdiction de se rassembler à plus de quinze personnes pour les enterrements, et tout cela ajouté à l’interdiction de sortir de chez soi pour un motif autre que celui de subvenir à ses besoins vitaux. Sommes-nous donc devenus fous ? Comment avons-nous pu tomber si bas ? Comment en est-on arrivé à bafouer à ce point de radicalité les droits et devoirs les plus sacrés, autant que les droits humains les plus fondamentaux et les plus élémentaires de la démocratie ? Il ne s’agit même pas, en posant ces questions, d’accuser le politique ou tel gouvernement. C’est à nos sociétés post-modernes que ces interrogations sont adressées : qu’est-ce qui a dégénéré à ce point, dans nos cultures, nos institutions, nos mentalités, pour que, dans la situation imposée par le coronavirus, nous nous retrouvions ainsi à apporter les pires réponses possibles ?

Au fin fond de la caverne de Platon Comme le disait Shakespeare, «il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark». Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond du tout dans le système général de la civilisation humaine moderne, et qui doit nous inquiéter bien plus que tout le reste, pour que nous nous trompions de la sorte sur le fondamental : le sacré, la dignité humaine, la liberté. J’admets que l’erreur soit humaine et que le «sens du juste» soit relatif. Mais quand on commence à faire des erreurs, non que dis-je, des fautes systématiques sur ce qui touche à ce fondamental, quel doute reste-t-il ? N’a-t-on pas atteint collectivement un degré d’égarement absolument effarant ? Le fin fond de la caverne de Platon. Ou l’enfer, non pas au sens religieux du terme mais au sens d’un tel état d’inhumanité, de barbarie, de bêtise, qu’il nous condamne à aller vers le pire à cause de la gravité de nos propres errements. Les beaux esprits me disent «qu’auriez-vous fait d’autre ?» N’était-il pas indispensable de prendre toutes ces mesures certes inhumaines et liberticides ? N’est-on pas aujourd’hui dans ce type de situation historique extrême que les hommes ont toujours redouté parce qu’on n’y a plus le choix qu’entre un mal et un autre mal ? J’entends tout cela. Mais avons-nous bien mesuré la signification des choix que nous avons faits ? L’interdiction de rendre visite aux malades : de l’aveu même de médecins, cet isolement absolu imposé aux souffrants, dans cet univers si froid et entièrement machinique de l’hôpital, sans aucun soutien ni réconfort ni présence des proches, a fait dans bien des situations des dégâts terribles qui se sont ajoutés à l’agression du virus. L’interdiction de rendre visite aux personnes âgées : là encore, combien de témoignages font état d’une situation d’isolement fatal, pour des personnes extrêmement vulnérables qui, privées de tout lien physique avec leur famille, se sont tout simplement laissées mourir. L’interdiction de rassembler l’ensemble de la famille et des amis pour les enterrements : voilà donc que non seulement on ne peut plus vivre ensemble pendant le confinement mais qu’on ne peut plus le faire décemment dans l’accompagnement du défunt. Et, pour poursuivre sur le funèbre, le cimetière de la démocratie, paix à son âme, avec l’interdiction de circuler librement – et ce spectre, dans un futur proche, d’un traçage des citoyens. Protéger «la vie nue» Oui il fallait protéger la «vie nue» dont parle Giorgio Agamben. Oui il y a d’admirables héros du quotidien qui ont pris soin de cette vie nue, et l’ont sauvée parfois. Mais comme il nous en a averti, et Michel Foucault avec lui, on ne peut pas, sous peine de renier notre humanité, choisir la préservation de cette vie nue «toute seule», de cette vie biologique au détriment de ce qui en fait une existence humaine en lui donnant son sens, son prix, sa grandeur : partager ses moments décisifs, naissance, maladie, vieillissement, mort ; respecter tout ce que j’ai appelé le sacré, la dignité, la liberté. C’est cet équilibre dans les valeurs que nous avons manifestement perdu, dont nous avons été manifestement incapables. Nous avons voulu sauver la vie mais nous l’avons, à l’inverse, coupée de tous les liens qui la nourrissent, vidée de toutes les significations qui la font grandir. Cesser d’exister pour rester en vie ? Cette contradiction est accablante. Aurons-nous la lucidité, l’humilité, la sagesse de l’admettre ? De reconnaître que nous ne sommes plus à l’échelle mondiale qu’une civilisation de bas niveau éthique, humain, spirituel ? On pourra continuer à le nier, à se raconter des histoires, à faire de beaux discours. Cependant le verdict est là : cette épreuve de vérité qui nous est infligée, nous n’avons pas su en relever le défi à hauteur d’homme. Nous n’avons pas su, en effet, faire exister l’harmonie entre la vie et le sacré, le vital et l’humain, la sécurité et la liberté. Nous avons maximisé le vital et méprisé le sacré, alors que l’être humain est pleinement humain quand en lui le corps et l’esprit sont considérés à égalité de droits. Nous avons maximisé la sécurité en écrasant la liberté, alors que l’être humain est pleinement humain quand sa société politique lui garantit autant l’une que l’autre.

Une absurde prison Par conséquent, je veux bien croire que chacun a fait de son mieux, et que tout a été fait «pour le bien commun». Mais j’observe alors que, quand les hommes sont égarés comme nous le sommes, les meilleures intentions se retournent contre eux. En l’occurrence, avec toute notre intelligence, notre science, nos technologies, etc. nous avons réagi à la crise de façon tellement déshumanisée et déshumanisante, tellement irrationnelle derrière les apparences de la plus grande rationalité, que cela signe sans appel la fausseté parfaite de notre vision du monde, de notre mode de pensée, du sens que nous avons, ou prétendons avoir, de notre humanité même. Nous avons pourtant tous lu 1984 de George Orwell ou le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley… déjà ces auteurs que nous admirons – de façon visiblement aveugle – décrivaient exactement ce monde de l’avenir dont les maîtres et les masses pensent qu’ils en font chaque jour un peu plus un paradis, alors qu’il devient lentement mais sûrement une absurde prison. Je ressens la même chose actuellement en entendant les uns et les autres répercuter en boucle, appliqué à notre situation, tout le vocabulaire «idéal» : protection, sécurité, santé publique, responsabilité, solidarité, intérêt général. Mais comment retrouver dorénavant la moindre confiance en toute cette rhétorique, et, au-delà des mots, une confiance en nous-mêmes, en ce que nous sommes, en ce qui fonde notre existence personnelle et collective, en notre trajet de civilisation, alors que nous avons failli à ce point ? Comment nous relever désormais de cette faillite… que d’aucuns ne manqueront pas demain de célébrer, pour le vendre à leur profit, comme «une grande victoire de l’humanité unie» contre le mal d’un maudit virus ?





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